La menace terroriste en Europe

LEMONDE.FR | 08.07.05 | 17h52 • Mis à jour le 11.07.05 | 18h29

L'intégralité du débat avec Ali Laïdi, chercheur à l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), auteur de "Le jihad en Europe" (Seuil, 2002), lundi 11 juillet, à 16 h .

emosvoice : L'élargissement de l'Europe ne facilite-t-il pas l'infiltration de groupes islamistes radicaux dans l'Union ?

Ali Laïdi : La réponse est non, puisque le terrorisme d'origine islamiste ne date pas d'aujourd'hui. On peut le dater du milieu des années 1980. Souvenez-vous, la France frappée par une vague d'attentats organisés par le groupe CSPPA. A l'époque, l'Europe n'était pas si élargie que cela. Donc ce n'est pas directement lié aux attentats et à l'accroissement des attentats.

Jerome : Pourquoi les spécialistes essaient-ils toujours de généraliser la menace terroriste (contre l'Occident), alors qu'il s'agit clairement d'une action dirigée contre des pays ayant des troupes en Irak ?

Ali Laïdi : C'est vrai qu'en ce qui concerne les frappes du 11 mars contre Madrid et les dernières contre Londres, avec dans la future liste l'Italie et le Danemark, les terroristes frappent les pays coalisés présents en Irak. Pour autant, les autres pays d'Europe tels que la France peuvent être une cible. D'ailleurs, la France, dans les années 1990, était considérée comme le "petit Satan" par les groupes terroristes, alors que le "grand Satan" était les Etats-Unis.

Coolbens : Quels prétextes des terroristes pourraient-ils avancer pour attaquer la France ?

Ali Laïdi : Pour l'heure, le seul prétexte qu'on voit sortir dans les textes de revendication des groupes terroristes, c'est l'affaire du voile, plus particulièrement la loi française interdisant le voile dans les lieux publics. Mais la problématique terroriste en France est liée également aux relations que la France entretient avec les pays arabes, plus particulièrement l'Algérie. Les groupes terroristes reprochent à la France de soutenir activement le pouvoir en place à Alger, et une loi sur la colonisation comme celle qui a été récemment votée, qui montre que la colonisation a également du bien, n'est pas pour apaiser les tensions.

François : La France vous paraît-elle préparée pour lutter contre le terrorisme? quelles sont ses forces et ses faiblesses?

Ali Laïdi : La France est préparée pour lutter contre ce terrorisme depuis le milieu des années 1980. Il faut rappeler que la France est le pays le plus touché et le plus anciennement touché par ce problème. Rappelez-vous qu'on a été touché au milieu des années 1980, au milieu des années 1990 également, que la France a une forte expertise dans le domaine de la lutte antiterroriste. Ce n'est donc pas un hasard si la CIA a décidé de placer en France l'une des plates-formes les plus importantes de lutte contre le terrorisme, en relation avec les services de sécurité français.

Said : Est-ce que, si les problèmes de l'Irak, de l'Afghanistan ainsi que de la Palestine viennent à être résolus, les terroristes auront encore des raisons de frapper ?

Ali Laïdi : Il est clair que si l'on réussit à résoudre toutes ces questions politiques, on va couper l'herbe sous le pied des recruteurs du terrorisme, car ces gens-là ne recrutent pas sur la base de la religion, ils se servent d'une ou deux sourates pour entraîner les jeunes. Les véritables vecteurs sont les problèmes politiques rencontrés par les musulmans dans le monde entier, notamment en Tchétchénie, en Afghanistan, en Irak et, l'un des nœuds gordiens, en Palestine.

Coolbens : L'Europe, s'inspirant fortement du modèle américain, ne sera-t-elle pas de plus en plus menacée ?

Ali Laïdi : Je ne crois pas, en effet, qu'il s'agisse d'une guerre de religion. Je crois que l'on est en face d'une guerre sociale. Je m'explique : Ben Laden et consorts ne visent pas à imposer l'islam en Europe ou aux Etats-Unis, c'est une question de souveraineté. Ben Laden et consorts veulent pouvoir imposer leurs valeurs dans l'aire géographique d'influence naturelle arabo-musulmane. Or, pour l'heure, ils sentent que les valeurs du monde arabe sont bousculées par les valeurs occidentales.

DISCORDE AU SEIN DES GROUPES TERRORISTES

François : Vous avez parlé de tendances "internationales" et "nationales" au sein des groupes terroristes, pouvez-vous être plus précis ? notamment lorsque vous utilisez l'analogie avec les stalinistes et les trotskistes des années 1930.

Ali Laïdi : Il y a un grand débat au sein de la mouvance islamiste, qui n'est pas une mouvance monolithique. La question des islamistes est la suivante : faut-il ou non concentrer ses forces vers un objectif national, c'est-à-dire le renversement de leur gouvernement, ou faut-il mettre ses forces au service d'une internationale du terrorisme. C'est un débat que l'on retrouve depuis le début du XXe siècle chez tous les révolutionnaires, particulièrement dans la Révolution soviétique où les staliniens, d'un côté, voulaient consolider la révolution en Union soviétique, les trotskistes, de l'autre, voulaient, au contraire, l'exporter dans les autres pays. C'est pourquoi il existe une "fitna" qui signifie "la discorde" au sein de ces groupes. Londres était jusqu'à présent un sanctuaire où pouvaient se réfugier les islamistes. Aujourd'hui, beaucoup d'islamistes doivent appréhender la répression qui va s'ensuivre.

Coolbens : Quelles sont les valeurs sociales d'Al Qaida dont vous parlez ?

Ali Laïdi : Un exemple très précis pour montrer qu'on n'est pas dans une guerre religieuse, mais bien dans une guerre de valeurs : en ce moment, le débat en Arabie saoudite porte par exemple sur l'entrée de ce pays dans l'OMC. Si l'Arabie saoudite entre dans l'OMC, elle devra ouvrir ses frontières à tous les produits, et notamment à l'alcool, aux produits de charme, aux produits liés au cochon, autant de produits qui heurtent les valeurs de ces pays. Donc toute la question, pour l'Occident, est de savoir jusqu'où nous acceptons d'influencer les valeurs des autres civilisations.

Rico : On évoque depuis Londres les filières marocaines ou syriennes. Pensez-vous que les autorités de ces pays, et d'autres, auraient des intérêts à soutenir le terrorisme? Et si oui, lesquels et pour quels motifs ?

Ali Laïdi : Pour l'heure, on se trouve dans l'expectative la plus complète sur les auteurs de ces attentats. Je pense qu'il est trop tôt pour pouvoir discourir sur ce problème. Ce qui sera très rapidement intéressant, c'est de voir quelles sont les origines du commando qui a perpétré ces attentats. Trois pistes : sont-ils d'origine maghrébine ? Sont-ils d'origine du Proche ou Moyen-Orient ? Sont-ils d'origine britannique, notamment indo-pakistanaise ? De ces trois hypothèses dépendra la suite de l'enquête. Mais je ne vois pas ces groupes susceptibles d'être pilotés par des Etats. Je rappelle qu'Al-Qaida est ce que j'ai appelé la première organisation non-gouvernementale terroriste (ONGT). C'est le premier groupe terroriste qui n'est lié à aucun pays.

Wis : Pouvez-vous clarifier la nature du "jihad" mené par les différents groupes, et comment ce jihad s'inscrit dans le religion musulmane?

Ali Laïdi : Dans la religion musulmane, il y a deux djihad : le grand djihad est le plus important : il y a un combat que l'on mène sur soi pour être meilleur. Le petit djihad est lié en effet à la défense des valeurs et à la défense de l'islam en général, et autorise l'action violente. C'est un djihad que l'on appelle "mineur" dans l'islam. Les terroristes manipulent quelques sourates du Coran, qu'ils interprètent à leur manière pour légitimer leurs actions.

François : Y a-t-il une réelle coordination entre les différents groupes terroristes, un réel débat, ou Al-Qaida est-elle simplement une "marque déposée" que des groupuscules disparates et autonomes revendiquent au coup par coup ?

Ali Laïdi : Il y a depuis le 11 septembre 2001 de plus en plus de coordination entre les différents groupes, qu'ils soient marocains, algériens ou proche-orientaux. Mais cette coordination est très large. Elle peut être un simple soutien pour accueillir un combattant qui vient se reposer, ou une aide logistique, ou encore une aide dans les transports pour voyager au sein de l'Europe. Toute la question est de savoir si ces groupes sont coordonnés de manière hiérarchique pour imaginer et coordonner une attaque telle que celles qui ont eu lieu à Madrid ou à Londres. Les réponses ne sont toujours pas claires sur cette dernière question.

Coolbens : Quelle influence pourrait avoir l'entrée de la Turquie au sein de l'UE ?

Ali Laïdi : La Turquie fait déjà partie de l'OTAN, donc j'avoue ne pas avoir de réponse précise sur l'impact sur le plan terroriste de son entrée dans l'Europe. Ni dans un accroissement du terrorisme, ni dans un apaisement. On se trouve là dans de l'anticipation.

Coolbens : Les terroristes s'attaquent-ils à des innocents anonymes uniquement parce qu'ils ne peuvent atteindre les personnages à plus grandes responsabilités ?

Ali Laïdi : C'est vrai qu'il est beaucoup plus compliqué pour les terroristes de s'attaquer à des cibles politiques et militaires parce qu'elles sont beaucoup plus protégées. Mais il est vrai aussi que s'attaquer à des cibles civiles a beaucoup plus d'impact que s'attaquer à des cibles militaires. Or, c'est l'impact de ces attaques qui compte, et non pas la nature de la cible.

Coolbens : Un dispositif policier renforcé peut-il vraiment empêcher des attentats ?

Ali Laïdi : Oui, très clairement. Depuis que la France, il y a plus de onze ans, est toujours sous le régime de Vigipirate, les services de sécurité ont empêché un certain nombre de groupes de passer à l'action. Mais le risque zéro en matière d'attentats n'existera jamais, tant que nous serons fidèles à nos démocraties et à nos valeurs.

Karim : Le terrorisme n'est -il pas l'arme du pauvre ?

Ali Laïdi : Le terrorisme a toujours été l'arme de ceux qui estiment ne plus pouvoir s'exprimer autrement et qui envisagent les rapports de force uniquement sur la violence et l'affrontement. Dans les cibles civiles que touche le terrorisme islamiste, l'idée chez eux, c'est aussi d'exporter la violence qui touche, selon eux, les musulmans dans le monde entier vers l'Occident, afin que l'Occident aussi connaisse le prix de la douleur. C'est ce qu'ils pensent.

Idriss8808 : Qui finance les terroristes ?

Ali Laïdi : Il y a plusieurs sources de financement du terrorisme. Elles peuvent passer par de grandes institutions : banques ou associations ou fondations caritatives. Ou elles peuvent aussi passer par ce qu'on appelle le "trabendo", qui est le marché noir organisé pour récupérer de petites sommes d'argent et les mettre au service de certaines cellules. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup d'argent pour perpétrer des attentats. On parle de quelques centaines de milliers de dollars pour les attentats du 11 septembre, et de quelques centaines de milliers d'euros pour ceux de Madrid.

François : Le partage d'informations entre les services de sécurité de l'UE est souvent proposé pour améliorer l'efficacité de ces services. Est-ce réellement envisageable?

Ali Laïdi : Le partage de l'information est tout à fait envisageable entre services de sécurité. Il s'est grandement amélioré depuis le 11 septembre 2001. Mais la véritable qualité de ce partage d'informations, ce sera toujours entre policiers de terrain lorsqu'ils ont l'occasion de se rencontrer, mais beaucoup moins entre les institutions, car les policiers hésitent toujours à donner à des organismes ou à des institutions des informations de première valeur qu'ils donnent uniquement lorsqu'ils se rencontrent entre eux.

Sahmaz : Ne peut-on pas malgré tout estimer que la menace terroriste a fort diminué en 25 ans en Europe, alors qu'elle s'est accrue de manière brutale et exponentielle dans le Moyen-Orient lui-même (surtout depuis la présence forcée des troupes américaines dans cette région du globe) ? Comme le disait un journaliste belge, à Bagdad, c'est un peu Londres tous les jours...

Ali Laïdi : C'est vrai qu'il n'y a rien de commun entre les actes terroristes perpétrés au Moyen-Orient ou même en Asie et ce que l'on vit en Europe, avec les attentats à Madrid et à Londres. Le terrorisme frappe en effet quasi quotidiennement dans les autres régions du monde.

François : Combien de personnes, avec quelle somme d'argent et quelles compétences techniques, selon vous, ont été nécessaires pour organiser les derniers attentats à Londres ?

Ali Laïdi : Il est difficile de faire un profil type des terroristes. Toutefois, je remarque que depuis le 11 septembre 2001, on n'a pas arrêté de gens qui avaient la "qualité", le profil professionnel du commando du 11 septembre. Dans le commando du 11 septembre, on n'avait quasiment affaire qu'à des gens de niveau bac + 6, des gens très bien insérés, très intelligents et très compétents pour monter ce genre d'opération. Or, depuis le 11 septembre, la quasi-majorité des arrestations en Europe concernent des droits communs qui étaient déjà repérés par les services. On n'a pas arrêté de terroristes qui avaient le même profil que ceux du 11 septembre.

Boubker : Quelles sont les causes du terrorisme ?

Ali Laïdi : Tout mon travail consiste à expliquer que le terrorisme n'est pas le nouveau paradigme des relations internationales. Si l'on reste dans le cadre du terrorisme, on ne comprendra jamais ce fléau. Pour comprendre le terrorisme, il faut élargir son cadre de réflexion, et non pas partir d'une date symbolique comme le 11 septembre 2001 pour comprendre ce monde. Il faut revenir à une date beaucoup plus forte qui explique ce monde, qui est le 9 novembre 1989, date de la chute du mur de Berlin. Ce que je veux dire, c'est que le terrorisme d'origine islamiste est une création de ce monde né en 1989, qui est un monde de la mondialisation. Si vous reprenez rapidement l'histoire récente d'Al-Qaida, vous vous apercevrez en deux dates que ce mouvement terroriste n'est pas né d'une question religieuse, mais d'une question politique. Ces deux dates sont les suivantes : Al-Qaida naît en 1989, lorsque l'Armée Rouge quitte l'Afghanistan, et c'est la même année de la chute du mur de Berlin. Autre date : 1991. De 1989 à 1991, Ben Laden est un héros en Arabie saoudite. Il est libre, il organise des conférences dans les mosquées, dans les écoles, à l'université, où il raconte son djihad contre l'Armée Rouge. A l'époque, ces gens-là sont appelés les "freedom fighters", les combattants de la liberté. Donc de 1989 à 1991, il n'y a pas de terrorisme d'Al-Qaida. En 1991, Saddam Hussein envahit le Koweït. Ben Laden demande alors au roi Fadh d'Arabie saoudite d'organiser lui-même l'expulsion des troupes irakiennes du Koweït. C'est devant le refus du roi Fadh, qui accueille les troupes britanniques, françaises et américaines, que Ben Laden commence sa longue descente aux enfers, à partir de son exil au Soudan. On voit donc bien, avec ces deux dates, 1989 et 1991, que l'histoire d'Al-Qaida coïncide avec les plus grands événements après la chute du Mur, et qu'il faut donc avoir une analyse géopolitique si l'on veut comprendre les raisons du terrorisme. Il est dommage que depuis le 11 septembre 2001, depuis Madrid, depuis Londres, on nous dise toujours que l'on a affaire à des fous d'Allah. Cette explication est insuffisante. On ne peut pas l'accepter si l'on veut comprendre ce phénomène. C'est comme si l'on nous avait dit, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : "il ne faut pas essayer de comprendre le nazisme, les nazis sont des fous du national-socialisme." Or, si des chercheurs, comme Hannah Arendt, n'avaient pas essayé de comprendre les totalitarismes, nous n'aurions pas eu les moyens de les combattre. C'est la même chose avec le terrorisme d'origine islamiste : il faut le comprendre pour mieux le combattre.

LE BUT DES TERRORISTES : RENVERSER LEUR GOUVERNEMENT RESPECTIF

Meir : Est-ce que tous les terrorismes de type islamique sont basés sur la même idéologie et ont les mêmes buts ?

Ali Laïdi : Je pense que la grande majorité des terroristes d'origine islamiste sont avant tout politiques, que le but des terroristes, c'est d'abord et avant tout le renversement de leur gouvernement respectif. Pour imposer la loi islamique dans leur pays. Pour autant, une extrême minorité irrationnelle, elle, pour le coup, prétend imposer l'islam sur l'ensemble de la planète. Mais ils ne représentent pas la grande majorité des terroristes, qui ont une démarche rationnelle.

François : Alors comment combattre le terrorisme sur le plan politique, tout en évitant de lui donner la publicité dont il s'alimente ?

Ali Laïdi : Combattre le terrorisme, c'est d'abord et avant tout une répression sévère afin d'éviter les attentats. Mais le volet sécurité ne suffit plus. En replaçant la question dans un contexte géopolitique, on peut apporter d'autres solutions pour éviter et tarir les sources de recrutement de terroristes. Première démarche, c'est ce que j'ai dit tout à l'heure : nous, Occidentaux, qui maîtrisons le monde, nous devons nous poser la question de savoir jusqu'où nous voulons influencer les autres civilisations. Jusqu'où nous acceptons de respecter des valeurs différentes. Il ne s'agit pas de valeurs liées directement à la démocratie, puisque au sein même du camp occidental, tout le monde ne partage pas les mêmes valeurs. Entre Paris, New York ou Londres, il y a une vision du monde différente et des systèmes et des modes de valeurs différents, d'où le grand débat actuellement sur le modèle anglais. Cela signifie bien qu'il y a des modes différents au sein même du camp occidental. Si nous acceptons cette différence au sein même du camp occidental, nous devons l'accepter vis-à-vis des autres peuples.

Sahmaz : Vos explications permettent de comprendre que Al Qaida est née d'une volonté d'indépendance du monde arabe par rapport à l'Occident. Mais qu'en est-il des personnes qui sont engagées par les réseaux dans nos régions ? N'y a-t-il pas également une radicalisation chez certains, désespérés de voir les inégalités augmenter, alors que les moyens de les combattre existent ? En somme, comme les premiers communistes russes, la violence comme moyen de répandre un nouvel ordre économique et social ?

Ali Laïdi : Il est vrai que mon explication situe le terrorisme sur un plan politique. Pour autant, il est évident que c'est à travers la manipulation de deux ou trois sourates du Coran que des jeunes vont être recrutés. Mais ces sourates manipulées, évidemment, vont venir justifier un sentiment d'injustice et de haine qu'ils ont vis-à-vis de l'Occident. Et ils vont nourrir ce sentiment de haine et d'injustice de deux manières : la première, en Europe, c'est en montrant au jeune qu'il n'a pas sa place, que les Occidentaux refusent de lui donner sa place, qu'il est mal-aimé. Deuxièmement, en lui montrant des cassettes ou des livres où, selon eux, les musulmans sont maltraités dans diverses régions du monde. Donc, j'insiste, la religion peut être le vecteur de la contestation, mais elle n'est jamais le cœur de la contestation. Ce n'est pas une guerre de religion. Dans les textes de Ben Laden ou d'Al-Qaida, il n'est pas développé que le Coran est meilleur que la Bible ou que les textes judaïques. Ce qui y est développé, au contraire, ce sont des arguments politiques sur la Tchétchénie, la Bosnie, la Palestine, l'Irak, etc.

Leekun : Quel est le pays le plus menacé aujourd'hui en Europe par des attentats ?

Ali Laïdi : Je ne suis pas dans les petits papiers des terroristes, c'est donc une question à laquelle je ne puis répondre. Si l'on en croit les revendications, ce sont l'Italie et le Danemark. Mais on a le sentiment, depuis Madrid et Londres, que font partie de cette liste, en priorité, les pays présents dans la coalition en Irak. Ce qui répond parfaitement à cette analyse politique, puisque c'est bien sur une base politique que l'on va frapper des pays, et non pas sur un argument religieux.

Sofia : Alors comment apaiser la haine ?

Ali Laïdi : Je pense qu'il faut d'abord avoir conscience que c'est un conflit politique. Or, on s'aveugle nous-mêmes depuis le 11 septembre 2001, en pensant que c'est une question religieuse. Ce qui d'ailleurs est assez confortable lorsqu'on dit que c'est une question religieuse, puisqu'on renvoie la problématique à de l'irrationnel, ce qui nous empêche de réfléchir. Or, c'est bien là notre tort depuis le 11 septembre. Premièrement, il faut admettre donc que c'est une question politique. Et comme toute question politique, des solutions alors pourront être trouvées pour apaiser ce conflit et surtout éradiquer à jamais le terrorisme. Car s'il s'agit d'une guerre, et il ne faut pas oublier qu'une guerre se termine toujours en faisant la paix avec son ennemi. Il ne s'agit pas d'excuser les crimes odieux des terroristes, il s'agit d'entamer un vrai dialogue avec les autres peuples, et il s'agit pour nous de savoir si l'on accepte de construire un monde où l'on respectera la pluralité des valeurs ou si, au contraire, on veut construire un monde avec les seules valeurs de l'Occident. Je pense qu'on tarira les sources du recrutement du terrorisme le jour où l'ensemble du monde arabe aura le sentiment de participer lui-même à son histoire.